« Ascenseur en panne », « mobilité bloquée », « déclassement » : le concept de mobilité sociale est très souvent invoqué dans le débat public, rarement de façon très claire. Il mérite quelques explications.

L’étude de la mobilité sociale1 cherche à mesurer les changements de position sociale entre les enfants et leurs parents. Pour mesurer cette position, l’Insee s’appuie sur les catégories socioprofessionnelles réparties en six grands groupes au niveau général : les agriculteurs, les artisans-commerçants-chefs d’entreprise, les cadres supérieurs, les professions intermédiaires, les employés et les ouvriers. Les statisticiens comparent le plus souvent la situation des hommes d’un âge donné à celle de leurs pères au même âge. L’Insee par exemple considérait habituellement les hommes de 40 à 59 ans mais a opté pour les 30-59 ans dans sa dernière étude qui porte sur l’année 20142.

La construction de cet indicateur pose trois questions :

Pourquoi cette tranche d’âge ? Si l’on intègre des personnes trop jeunes, on prend le risque que leur position sociale ne soit pas stabilisée, et donc de sous-estimer leur mobilité. Ce choix a un impact important. Les 30-59 ans en 2014 sont nés entre 1955 et 1984. Les données mesurent donc une moyenne qui regroupe des générations très différentes. Elle ne dit rien de ce qui se passe pour les générations récentes. L’indicateur de mobilité sociale est donc un indicateur structurel qui ne permet que de décrire des évolutions de très long terme.

Pourquoi les pères ? Ce choix est lié à deux facteurs. Le premier est lié au taux d’activité des femmes, qui a été très nettement inférieur à celui des hommes. Dans la génération des parents des personnes âgées de 30 à 59 ans, on a encore beaucoup de femmes inactives. Le second est lié au statut social du ménage. Faute d’élaborer un indice réalisant une moyenne du statut des deux parents, on définit celui-ci par la position la plus élevée dans l’échelle sociale. Du fait des inégalités entre les sexes, c’est dans l’immense majorité des cas celle du père.

Pourquoi les fils ? Ce choix est lié à l’élévation du taux d’activité féminin, qui rend difficile la comparaison entre mères et filles. Si l’on observait la position sociale des filles par rapport à leur mère, on aurait une explosion de la mobilité sociale, mais on mesurerait alors surtout l’évolution de la place des femmes dans le monde du travail. Ceci dit, dans sa dernière étude l’Insee a publié des données concernant la situation des filles par rapport à leurs pères.

Mesurer l’égalité des chances

L’indicateur global de mobilité sociale peut se décomposer en deux sous-ensembles. Le premier est lié aux changements de la structure des emplois. Quand, par exemple, la part des agriculteurs s’effondre – comme cela a été le cas dans les années 1950 et 1960 –  un certain nombre de fils d’agriculteurs trouvent nécessairement un emploi dans une autre catégorie sociale. On parle alors de mobilité « structurelle » car liée à la structure des emplois. Si l’on déduit de la mobilité totale la mobilité structurelle, on obtient la mobilité nette. Ce phénomène décrit l’égalité des chances d’accès aux différentes positions sociales.

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En soi, la mobilité sociale ne dit rien des montées et des descentes dans la «hiérarchie sociale ». Pour cela, il faut classer les catégories sociales sur une échelle. Si l’on considère que l’on peut juger du statut social par le niveau de revenu et/ou de diplôme, on peut assez facilement classer les catégories de salariés en plaçant les cadres tout en haut, les professions intermédiaires au milieu, les ouvriers et employés en bas. C’est discutable, parce que par exemple le statut (public/privé) peut jouer, mais acceptable à un niveau général.

L’opération est bien plus complexe pour les deux catégories de non-salariés qui mélangent des agriculteurs sur petite exploitation, des artisans et des patrons de très grandes entreprises. Du coup, dans sa dernière étude, l’Insee ne parle plus de montée ou de descente pour les personnes qui entrent ou sortent de ces catégories, mais de changements de statut. Ce qui pose problème puisque du coup un fils d’agriculteur modeste qui devient PDG de multinationale ne fait que changer de statut. On se retrouve au final avec des personnes qui montent (promotion), qui descendent (déclassement), qui changent de statut ou restent immobiles (voir tableau).

Ascenseur social bloqué ?

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Il ne faut pas tirer de conclusions trop hâtives des données sur la mobilité sociale. L’évolution du niveau global peut vouloir dire deux choses : soit que la structure des emplois change, soit que l’accès aux positions sociales devient plus fluide. En pratique, on note très peu d’évolution depuis le milieu des années 1980. Peut-on dire que l’ « ascenseur social est bloqué » ? Non : près des deux tiers des personnes âgées  de 30 à 59 ans occupaient une autre catégorie sociale que celle de leur père en 2012, 21 % du fait des transformations de l’emploi et 43 % du fait de la mobilité nette. La mobilité sociale ne s’accroît plus depuis le milieu des années 1980 : cela veut dire que l’ascenseur va à la même vitesse qu’avant. On peut la juger trop lente, mais c’est une question d’opinion.

Attention tout de même : les indicateurs dont on dispose ne disent rien des générations récentes dont le sort semble bien moins favorable. Par ailleurs, si l’ascenseur n’est pas arrêté, il va bien moins vite aux extrêmes de la hiérarchie sociale. Chez les cadres, il freine à la descente, chez les ouvriers à la montée : dans les deux cas à peu près la moitié des enfants sont restés dans la même catégorie sociale que leur père.

Au fond, il faudrait au moins autant s’interroger sur la vitesse de l’ascenseur que sur le nombre d’étages à gravir. On peut monter très vite mais aussi très haut dans une société « fluide » : cela signifie qu’inversement il y a des descentes vertigineuses assez douloureuses. Dans une étude originale, le sociologue Cédric Hugrée s’intéresse justement aux détails des barreaux de l’échelle en observant des sous-catégories sociales. Au fond, l’égalité des chances n’a pas grand intérêt si on ne pose pas la question de savoir où nous mènent ces chances et de l’ampleur des écarts entre les catégories sociales. L’étude de la mobilité doit être complétée par celle de la hiérarchie sociale. En France, le poids des diplômes et des conventions (comme le « statut cadre ») ajoute des barreaux à l’échelle. Dans les pays du nord de l’Europe, les échelles sont beaucoup plus courtes : plus simples à gravir et moins dangereuses à descendre.

Tables de mobilité : origines et destinées

Une fois que l’on dispose des données sur les enfants et les parents, on peut observer deux types d’évolution que l’on présente sous forme de tables de mobilité. D’un côté les origines sociales : pour 100 enfants d’une catégorie sociale donnée au moment de l’enquête, il s’agit de connaître la répartition de celles de leurs pères. On indique alors « X % des cadres ont un père cadre, Y % un père ouvrier, etc. ». De l’autre les « destinées sociales » : pour 100 enfants dont le père était d’une catégorie donnée, on mesure la répartition de leurs positions sociales. On indique alors « X% des enfants de cadres supérieurs sont devenus cadres supérieurs, Y % sont devenus ouvriers, etc. » (voir notre article sur les destinées).
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Notes:

  1. Plus précisément de la mobilité sociale intergénérationnelle.
  2. Pratique étonnante puisque l’âge de l’insertion dans un emploi stable tend plutôt à s’élever.