En 1983, 3 % des diplômés de niveau bac1 sortis depuis au moins 11 ans de l’école en emploi occupaient un poste d’ouvrier ou employé non qualifié, selon l’Insee. Presque quatre décennies plus tard, en 2021, cette proportion est de 15,5 % (voir graphique). Avec le même niveau de diplôme, mais mesuré entre un et quatre ans à partir de la fin de formation initiale, la part est passée de 11 à 35 % au cours de la même période. Inversement, pour les détenteurs d’un diplôme de niveau bac+2, la part de cadres et professions intermédiaires a baissé de 89 % à 67,4 % entre 1983 et 2021 pour ceux qui ont quitté l’école depuis au moins 11 ans, et de 76 % à 45,4 % pour ceux sortis depuis un à quatre ans.

À trente années d’intervalle, le même diplôme ne donne plus accès aux mêmes positions sociales : on assiste à un déclassement scolaire. À la sortie de l’école, une partie des jeunes diplômés est de plus en plus souvent contrainte d’occuper des emplois de niveau inférieur à ceux auxquels ils pensaient pouvoir prétendre avec leurs titres scolaires. La jeunesse doit en rabattre sur ses exigences et descendre dans l’échelle sociale par rapport à ses espérances.

Notre pays a connu jusqu’au milieu des années 1990 un fort allongement des scolarités. Les jeunes générations sont de mieux en mieux formées, mais l’emploi n’a pas suivi. Les postes de travail qualifiés, notamment de cadres supérieurs, se développent (lire notre article) mais pas assez vite pour absorber le flux de diplômés. Le chômage des jeunes atteint 20 % dès le milieu des années 1980 et il reste à un niveau élevé depuis malgré l’amélioration de ces dernières années. Les jeunes des plus hauts niveaux de diplôme demeurent protégés de la crise, mais une partie doit accepter des postes habituellement attribués à des personnes moins qualifiées. Un phénomène de file d’attente se forme ainsi, où les moins qualifiés sont repoussés vers le bas. Les bac+5 prennent la place des bac+3, qui prennent la place des bacheliers, etc.

Mobilité descendante

Le déclassement à l’entrée dans le monde du travail n’est pas le seul à l’œuvre. Les carrières elles-mêmes sont devenues plus « flexibles ». La mobilité vers le haut est plus fréquente en cours de parcours, mais vers le bas aussi. On parle alors de déclassement « intragénérationnel », à l’intérieur d’une génération. Comme le notait déjà l’Insee au milieu des années 2000 « la mobilité descendante n’est plus un phénomène marginal »2. En particulier, passer par la case du chômage a souvent pour conséquence d’obliger à réduire ses prétentions en termes de poste de travail. « La proportion des enfants de cadres et professions intellectuelles supérieures âgés de 30 à 54 ans et ayant connu une mobilité descendante qui n’était que de 2 % entre 1980 et 1985 est passée à 8 % pour les hommes et 9 % pour les femmes entre 1998 et 2003 », relevait l’institut. Des données désormais anciennes, mais il y a malheureusement peu de chances qu’elles aient évolué. Une thèse soutenue en 2022 indique que la mobilité en cours de carrière a augmenté entre 1970 et 2015, mais comme le note l’autrice Marta Veljkovic « dire cela ne veut pas dire que l’on assiste à une amélioration continue des issues des carrières individuelles, car il faut noter que la plus grande ouverture sociale implique également une hausse de la part des mouvements de mobilité à caractère descendant ».3.

Enfin, une troisième forme de déclassement est dit « intergénérationnel » : c’est la mobilité sociale vers le bas ou le fait d’occuper une position sociale inférieure à celle de ses parents. Quand le déclassement des diplômes devient durable, les enfants descendent d’un cran sur l’échelle des positions sociales. L’ascenseur social fonctionne toujours, mais aussi plus souvent en mode descendant, comme l’avait remarqué dès la fin des années 2000 le sociologue Camille Peugny4. Selon l’Insee, entre 1977 et 2015, la part des fils âgés de 35 à 59 ans occupant une position sociale inférieure à celle de leurs pères a doublé de 7,2 % à 15 %. Remarquons au passage qu’il s’agit au mieux de personnes qui avaient 35 ans5 en 2015, donc nées au plus tôt en 1980. Pour les générations suivantes, il est possible que cette forme de déclassement soit encore plus importante.

Les trois formes de déclassement constituent trois réalités sociales différentes qui se conjuguent, trois formes de désillusion : à l’embauche, au cours de la vie professionnelle ou entre générations. Trois formes de parcours qui peuvent alimenter un sentiment d’échec, d’autant plus que la société valorise le succès professionnel comme élément essentiel d’une vie réussie. Cette forme de « déclin social » fait naître une frustration d’autant plus forte qu’on a le sentiment d’avoir fait ce qu’il fallait pour réussir et que la promesse d’égalité est énoncée avec vigueur par les institutions publiques. Ce phénomène a des conséquences sur le regard que portent les jeunes sur la société6. La violence du phénomène redouble quand s’ajoute le sentiment, fondé ou non, que ce rejet vient non pas des compétences, mais de discriminations, fondées par exemple sur la couleur de peau. De ces désillusions naissent logiquement des tensions, qui vont des émeutes urbaines de 2005 à l’épisode des « gilets jaunes » de 2018 ou à la participation aux manifestations de 2023 contre la réforme des retraites. Une partie de la jeunesse a le sentiment de ne pas être entendue et exprime sa rancœur.

À l’avenir, on peut imaginer deux scénarios. Dans le premier, un nouvel équilibre s’installe : la valeur des diplômes diminue et l’on s’attend à avoir moins pour un même titre. Les tensions sont moins grandes. Les vies deviennent plus flexibles, on s’adapte à des parcours faits de réussites et d’échecs, ainsi qu’à réussir moins bien que ses parents. Une nouvelle société du travail se mettrait en place, plus incertaine, plus flexible. Pour qu’elle soit supportable sur le long terme, il faudrait qu’une « deuxième chance » soit possible, ce qui en France est rarement le cas.

Dans le second, plus optimiste, une reprise des créations d’emplois produirait une amélioration de l’insertion des jeunes à niveau de diplôme équivalent. On peut noter dans ce sens que la part de jeunes de niveau bac sortis depuis un à quatre ans de l’école devenus employés ou ouvriers non qualifiés stagne depuis 2016. Il faudrait que le mouvement soit durable. La période 1997-2001 avait déjà été marquée par une phase positive pour les jeunes récemment sortis du système éducatif, mais les années 2000 ont douché les espérances nées à l’époque.

Photo : Emil Kalibradov / Unsplash

Notes:

  1. Tous bacs confondus.
  2. « Changer de groupe social en cours de carrière », Olivier Monso, Insee Première n° 1112, décembre 2006.
  3. Mobilité sociale en cours de carrière et trajectoires de classe. Une contribution à l’étude de la stratification sociale en France entre 1970 et 2015, Marta Veljkovic, Institut d’études politiques de Paris, thèse soutenue le 5 décembre 2022
  4. Le déclassement, Camille Peugny, Grasset, 2009.
  5. Pour mesurer la mobilité sociale entre père et fils, on doit observer des personnes insérées depuis une assez longue période dans le monde du travail.
  6. Voir notre article « Le sentiment de déclassement s’accroît ».