Dans les années 1980-1990, la mode était à la « moyennisation » : nous allions assister à l’avènement d’une vaste classe moyenne. Aujourd’hui, c’est l’inverse : la thèse de la « polarisation » a le vent en poupe1. L’emploi serait en train de croître aux deux bouts de l’échelle du côté des métiers les plus et les moins qualifiés. C’est possible, mais ce n’est pas ce que montrent les données de l’Insee quand on observe les évolutions au cours des 20 dernières années.

Deux évolutions alimentent la thèse de la polarisation des emplois. Le mouvement le plus évident est l’essor des cadres supérieurs, dont la part a augmenté de 12,8 % à 18,4 % du total des emplois entre 1998 et 2018. Ce phénomène n’a rien de nouveau. L’innovation technologique et les emplois qui vont avec ont toujours attiré l’attention. La France des cadres se développe dès les années 1960 avec la modernisation de notre pays. Pour aller plus loin, il faudrait pouvoir entrer dans le détail des qualifications des cadres, car une partie, loin du sommet des hiérarchies, est plutôt proche des couches moyennes.

Le phénomène le plus significatif à mettre à l’actif de la polarisation est le déclin des ouvriers et des employés qualifiés, passés de 31,9 % à 27,3 % du total des emplois au cours de cette période. Une partie de cet ensemble – notamment les plus âgés, les mieux rémunérés – peut être classée parmi les moins favorisés des couches moyennes. C’est ce qui fait que l’ensemble des classes moyennes progresse peu (lire notre article). Elles pourraient être grignotées en quelque sorte par le bas.

A l’opposé, l’essor des professions intermédiaires, dont la part a augmenté de 22,3 % à 25,7 % au cours de cette période, contredit fortement la thèse de la polarisation. Ces couches sociales représentent le cœur même des classes moyennes : c’est la France des contremaîtres, des techniciens, des travailleurs du social, des professeurs des écoles. Le salariat intermédiaire, entre ceux qui dirigent et ceux qui exécutent, est loin de disparaître même s’il peut être lui aussi fragilisé, avec de moindres progressions de revenus (lire notre article) et la précarité de l’emploi.

Enfin, le bas de l’échelle des qualifications ne se développe pas : la part des ouvriers et employés non qualifiés – le socle de classes populaires – continue de diminuer lentement. Il est vrai que deux mouvements de sens opposé s’additionnent : un déclin marqué des ouvriers non qualifiés et une progression modeste des employés non qualifiés interrompue depuis déjà 10 ans (voir notre second graphique ci-dessous).

Translation vers le haut

Les données sur l’emploi de l’Insee ne font pas apparaître de mouvement de polarisation. L’essor des cadres d’un côté, le déclin des ouvriers peu qualifiés de l’autre et la progression des employés non qualifiés n’ont rien de neuf du tout, ils apparaissent déjà au début des années 1980. Globalement, on assiste pour l’essentiel à une translation vers le haut de l’emploi avec une élévation des qualifications.

La polarisation d’aujourd’hui est autant exagérée que la moyennisation d’hier, mais plusieurs signaux doivent éveiller l’attention. Nos données en prennent pas en compte une partie de l’emploi non salarié qui progresse aussi chez les non-qualifiés, payés à la tâche (comme les chauffeurs ou livreurs de repas), même si cela reste modeste au niveau de l’emploi total. Par ailleurs, la collectivité subventionne massivement l’emploi peu qualifié à travers des exonérations de cotisations sociales : leur montant total représente 37 milliards d’euros par an, l’équivalent des trois-quarts du budget de l’éducation nationale. Enfin, il est possible que la polarisation reste invisible au niveau de ces données très générales et n’en soit qu’à ses débuts.

Au fond, le phénomène le plus marquant des dernières décennies est surtout le développement du chômage et de la précarité. Ce phénomène créé une coupure entre les actifs qui ont des perspectives et ceux qui vivent dans la précarité, le plus souvent (mais pas uniquement) les moins qualifiés. La polarisation des statuts est plus marquée que celle des emplois.

 

Notes:

  1. Ce type de phénomène de basculement dans l’analyse de la société est récurrent, experts et médias cherchent à mettre en avant les nouvelles tendances plus que les permanences. Parfois en allant un peu vite en besogne. On peut prédire le « retour de la moyennisation » dans une ou deux décennies. C’est de la même façon que les classes sociales meurent et renaissent régulièrement, ainsi que l’insécurité, la haine ou l’amour des immigrés.