En 1983, 3 % des diplômés de niveau bac1 sortis depuis au moins 11 ans de l’école et en emploi2 étaient ouvriers ou employés non qualifiés, selon les données du bilan Formation-emploi de l’Insee. 35 ans plus tard, en 2018, cette proportion est de 17 % (voir graphique). Avec le même niveau de diplôme mais mesuré entre 1 et 4 ans à partir de la fin de formation initiale, la part est passée de 11 à 39 % sur la même période. Inversement, pour les détenteurs d’un bac+2, la part de cadres et professions intermédiaires a baissé de 89 % à 68 % entre 1983 et 2018 pour ceux qui ont quitté l’école depuis au moins 11 ans, et de 76 % à 53 % pour ceux sortis depuis 1 à 4 ans. A trente années d’intervalle, le même diplôme ne donne plus accès aux mêmes positions sociales : on assiste à un déclassement scolaire. A la sortie de l’école, une partie des jeunes diplômés est de plus en plus souvent contrainte d’occuper des emplois de niveau inférieur à ceux auxquels ils pourraient prétendre avec leurs titres scolaires. La jeunesse déclassée doit en rabattre sur ses exigences et descendre dans l’échelle sociale par rapport à ses espérances.
Cette situation résulte de deux facteurs. Notre pays a connu jusqu’au milieu des années 1990 un très fort allongement des scolarités. Les jeunes générations sont de mieux en mieux formées, mais l’emploi n’a pas suivi. Les postes de travail qualifiés, notamment de cadres supérieurs, se développent mais à une vitesse moindre que le flux croissant de diplômés. Résultat, le chômage des jeunes actifs atteint 20 % dès le milieu des années 1980 et il reste à un niveau très élevé depuis. Les jeunes des plus hauts niveaux de diplôme restent protégés de la crise, mais une partie doit accepter des postes demandant des qualifications inférieures à celles qu’ils ont obtenues à l’école. Un phénomène de file d’attente se forme ainsi, où les moins qualifiés sont repoussés vers le bas. Les bac+5 prennent la place des bac+3, qui prennent la place du bac, etc.
Mobilité descendante
Le déclassement à l’entrée dans le monde du travail n’est pas le seul à l’œuvre. Les carrières elles-mêmes sont devenues plus « flexibles ». La mobilité vers le haut est plus fréquente en cours de parcours, mais vers le bas aussi. On parle alors de déclassement « intragénérationnel ». Comme le notait déjà l’Insee dès le milieu des années 2000 « la mobilité descendante n’est plus un phénomène marginal »3. En particulier, passer par la case du chômage a souvent pour conséquence d’obliger à réduire ses prétentions en termes de poste de travail. « La proportion de cadres et professions intellectuelles supérieures âgés de 30 à 54 ans et ayant connu une mobilité descendante qui n’était que de 2 % entre 1980 et 1985 est passée à 8 % pour les hommes et 9 % pour les femmes entre 1998 et 2003 », relevait l’institut. Des données désormais anciennes, mais il y a malheureusement peu de chances qu’elles aient évolué du fait de l’accentuation de la crise.
Enfin, une troisième forme de déclassement est dit « intergénérationnel » : c’est la mobilité sociale vers le bas ou le fait d’occuper une position sociale inférieure à celle de ses parents. L’ascenseur social fonctionne toujours, mais aussi plus souvent en mode descendant comme l’avait remarqué dès la fin des années 2000 le sociologue Camille Peugny4. Selon l’Insee, entre 1977 et 2015, la part des fils5 âgés de 35 à 59 ans occupant une position sociale inférieure à celle de leurs pères a doublé de 7,2 % à 15 %. Remarquons au passage qu’il s’agit au mieux de personnes qui avaient 35 ans6 en 2015, donc nées au plus tôt en 1980. Pour les générations suivantes, il est possible que cette forme de déclassement soit encore plus importante.
Les trois formes de déclassement constituent trois réalités sociales différentes, trois formes de désillusion : à l’embauche, au cours de la vie professionnelle ou entre générations. Trois formes de parcours qui peuvent alimenter un sentiment d’échec, d’autant plus que la société valorise la réussite professionnelle comme élément essentiel de la réussite sociale. De cette forme de « déclin social » peut naître une frustration d’autant plus forte qu’on a le sentiment d’avoir fait ce qu’il fallait pour réussir d’un côté et que la promesse de réussite et d’égalité est énoncée avec vigueur par les institutions publiques de l’autre. Ce phénomène a des conséquences sur le regard que portent les jeunes sur la société7. La violence du phénomène redouble quand s’ajoute le sentiment, fondé ou non, que ce rejet vient non pas des compétences, mais de discriminations, fondées par exemple sur la couleur de peau.
De ces désillusions naissent des tensions qui peuvent se résoudre de plusieurs façons. Sous forme de manifestations comme les émeutes urbaines de 2005, les mouvements liés au Contrat première embauche en 2006 ou à la loi travail de 2016, ou l’épisode des « gilets jaunes ». Une partie de la jeunesse a le sentiment de ne pas être entendue. On peut aussi imaginer qu’au fil du temps, un nouvel équilibre s’installe : la valeur des diplômes diminue et l’on s’attend à avoir moins pour un même titre. Les vies deviennent plus flexibles, et l’on s’adapte à des parcours faits de réussites et d’échecs, ainsi qu’à réussir moins bien que ses parents. Une « nouvelle société » du travail serait en train de naître, plus incertaine, plus flexible. Pour qu’elle soit supportable, il faudrait que l’inversion de tendance, la « deuxième chance », soit possible ce qui en France est rarement le cas.
Et les "non-classés" ? Des dizaines de milliers de jeunes ne sont pas « déclassés ». Ils ne sont même pas classés du tout, et on en parle peu. Le plus souvent issus de milieux défavorisés, de l’immigration, ils n’accèdent à aucun diplôme. Une année donnée, sur 660 000 jeunes sortant de formation initiale, environ 50 000 sortent sans aucun diplôme, 96 000 avec au mieux le brevet de fin de troisième. Ils ont été « déclassés » en amont, par le système scolaire. Ils ne peuvent pas, de fait, prétendre à des emplois qualifiés et la faiblesse du système français de formation professionnelle leur ouvre peu de portes pour l'avenir.
Notes:
- Tous bacs confondus. ↩
- Les données ne tiennent pas compte des inactifs et des chômeurs. ↩
- « Changer de groupe social en cours de carrière », Olivier Monso, Insee Première n°1112, décembre 2006. ↩
- « Le déclassement », Camille Peugny, Grasset, 2009. ↩
- Elle est difficile à mesurer chez les filles car l’activité féminine a fortement progressé ce qui fait que l’on compare des situations très différentes. ↩
- Pour mesurer la mobilité sociale entre père et fils, on doit observer des personnes insérées depuis une assez longue période dans le monde du travail. ↩
- Voir notre article « Le sentiment de déclassement s’accroît ». ↩