L’évolution du nombre d’emplois est au cœur du débat public1. C’est logique : dans une société où l’abondance ne règne pas, le travail crée de la valeur et reste le fondement de la répartition de la richesse. S’il disparaît, comment allons-nous pouvoir vivre ? En novembre 1831, les canuts lyonnais (ouvriers tisserands) se révoltaient déjà contre l’introduction de métiers à tisser mécaniques. Dès les années 1950, la crainte des « robots » se développe en même temps qu’avance l’innovation dans ce domaine. Aujourd’hui, l’essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication, l’intelligence artificielle et la faiblesse de la croissance relancent le débat sur « la fin du travail ».

Les craintes historiques sur la fin de l’emploi ne se sont pas avérées. Pour le comprendre, il faut observer les grandes tendances du passé, quitte à remonter très loin. Le nombre total d’emplois a stagné de la fin du XIXe siècle aux années 1960. Les Trente Glorieuses sont marquées par une nette progression : le nombre total d’emplois passe de 19 à 21 millions entre 1945 et 1975, il stagne entre 1979 et 1986, mais recommence à augmenter fortement pendant la période 1997-2001. Cependant, la courbe est marquée par les soubresauts économiques du début des années 1980 et 1990 ainsi qu’à la fin des années 2000, entraînant parfois de très fortes baisses (- 500 000 emplois entre 1991 et 1993 par exemple). Depuis 2016, la croissance de l’emploi est nette : on compte 660 000 emplois de plus qu’en 2016, alors même que l’année a été marquée par une forte récession.

En observant l’évolution de l’emploi en détail par secteur, on comprend bien mieux les transformations actuelles. Entre les années 1950 et 1975, l’emploi agricole s’effondre : il est divisé par trois, de six à deux millions de personnes. L’emploi industriel, dont l’essor est antérieur aux Trente Glorieuses, reste stable autour de cinq millions. En revanche, le développement des services, comme le dynamisme du bâtiment, alimentent la machine à emplois. Le chômage demeure contenu.

À partir du milieu des années 1970, l’industrie commence à décrocher : à l’époque, ce secteur regroupe encore 5,2 millions de postes et un quart de la main d’œuvre. En 2010, on ne compte plus que trois millions d’emplois dans l’industrie, soit 11 % de l’ensemble. Les services, même si le secteur reste dynamique, ne suffisent plus pour contenir ce déclin : le chômage progresse sauf durant quelques courtes périodes, entre 1986 et 1990 puis 1997 et 2001.

De 2008 au milieu des années 2010, les services flanchent à leur tour. L’emploi agricole, tombé sous le million, se stabilise autour de 800 000. Le déclin industriel se poursuit, mais il ralentit – pour la première fois depuis les années 1960 – dans les services non-marchands (l’Etat, les collectivités locales, les hôpitaux, les associations, etc.). Entre 2009 et 2012, l’emploi stagne. Soixante ans après son début, le processus de tertiarisation de l’emploi semble alors arrêté. Dans un contexte de poursuite du déclin industriel, le chômage est à nouveau tiré rapidement vers le haut.

Depuis le milieu des années 2010, l’emploi total a recommencé à augmenter plus nettement. L’activité reprend dans les services marchands qui ont créé presque plus d’un million de postes de travail entre 2009 et 2020. La reprise est plus modeste dans le secteur des services non-marchands. La grande nouveauté, c’est que l’emploi agricole et surtout industriel ne baisse plus. En 2020, on compte trois millions de postes dans l’industrie, autant qu’en 2010. Et c’est sans compter les emplois dans l’intérim comptabilisés parmi les services. Le taux de chômage diminue depuis 2016. La paternité de ce mouvement résulte beaucoup plus d’évolutions structurelles de l’activité économique, d’organisation des entreprises et d’innovation technologique que des mesures prises par tel ou tel gouvernement en place depuis 2010.

Une double inquiétude demeure cependant. Premièrement, celle de la durabilité de phase actuelle : le mouvement va-t-il venir se briser comme en 1983, 1993 ou 2008 sur une nouvelle récession ? Des milliards d’euros ont été dépensés par la collectivité pour amortir le choc de la crise sanitaire et l’emploi est reparti, mais l’incertitude reste grande. Sommes-nous entrés dans une période longue de cycles économiques plus marqués, comme avant les Trente Glorieuses ? Dans ce cas, on assisterait à nouveau à une montée du chômage assez rapidement. D’autre part, les nouveaux emplois sont souvent de moins bonne qualité, marqués notamment par la précarité et les bas salaires. Pourra-t-on parler de « plein emploi » avec des emplois qui ne rapportent plus guère ou très instables ? Le travail est loin d’avoir disparu, mais on comprend que les évolutions actuelles soulèvent des inquiétudes quant à son avenir2.

  

Photo : Janno Nivergal/Pixabay

Notes:

  1. Voir « Le Travail. Une valeur en voie de disparition », Dominique Meda, éd. Aubier, 1995.
  2. On ne discute pas ici de la question du statut de l’emploi, salarié ou non qui relève d’un registre différent, lire notre article.