La précarité n’a pas envahi le marché du travail : la plupart des salariés sont à l’abri. « Le fonctionnement du marché du travail tend à s’éloigner d’un modèle de file d’attente, où les emplois instables sont des tremplins vers l’emploi stable, pour se rapprocher d’un modèle segmenté, où les emplois stables et instables forment deux mondes séparés, les emplois instables constituant une « trappe » pour ceux qui les occupent », estime Claude Picart de l’Insee, auteur d’une étude essentielle pour comprendre le fonctionnement du marché du travail1 publiée par l’Insee et pourtant passée inaperçue.

Pour expliquer ce phénomène, l’auteur utilise trois outils différents. Il mesure d’abord la part des formes « particulières » d’emplois : l’ensemble des CCD et de l’intérim rapporté à l’emploi salarié du privé, que l'on peut aussi qualifier de taux de précarité. Ce taux a très fortement progressé entre le milieu des années 1980 et la fin des années 1990,  passant de 5 à 12 %.  Depuis, il est resté stable. La croissance des formes précaires d’emploi est déjà ancienne en France. De son côté, le taux de mobilité (part de salariés dont l’ancienneté est inférieure à un an) a peu évolué depuis le début des années 1980, autour de 18 %. A l’opposé, le taux de rotation des salariés a quintuplé en trente ans de 38 à 177 %. La rotation représente le flux des embauches et des débauches une année donnée, rapporté au nombre de salariés : ce taux permet de savoir dans quelle mesure les employés « tournent » sur les postes qui existent. Il comprend les salariés embauchés depuis moins d’un an (mobilité) et les embauches réalisées dans l’année, mais qui ont quitté l’entreprise avant la fin de l'année (roulement).

 

La rotation augmente alors que l’ancienneté des salariés (la mobilité) ne bouge pas  parce que le roulement s’accroit du fait de contrats très courts. Le monde du travail se scinde en deux. La part des formes précaires d’emploi reste stable, mais les contrats précaires sont de plus en plus courts : la rotation s’accroît. Les salariés précaires tournent de plus en plus sur des petits bouts d’emploi, et, en face, les salariés stables quittent de moins en moins l’entreprise. L’étude porte sur les salariés du privé, mais la situation est encore plus marquée dans le secteur public où la plus grande précarité côtoie des emplois protégés. Les résultats de cette étude confirment un travail plus ancien du Centre d’étude de l’emploi, selon lequel parmi les actifs ayant quitté l'école depuis au moins cinq ans, la part de ceux qui avait effectué plus des trois quarts de leur carrière auprès d'un même employeur était passée de 26 à 32 % du total entre 1982 et 20072

De la mobilité choisie à la mobilité subie

Qui sont les salariés précaires qui tournent sur les mêmes emplois ? Majoritairement des jeunes, mais l’auteur de l’étude indique que les plus âgés sont de plus en plus concernés. Au final, les jeunes finissent bien par trouver un emploi plus stable, mais au bout d’un temps beaucoup plus long qu’autrefois, vers 30 ans voire plus pour les moins diplômés. La file d’attente existe toujours mais elle s’est considérablement allongée, donnant l’impression de s’éterniser pour ceux qui y sont coincés.

Jusqu'au début des années 1980, les plus diplômés étaient ceux qui changeaient le plus d’entreprise, volontairement pour progresser dans leur carrière. Désormais les moins qualifiés sont touchés par une mobilité subie. Après les professionnels des arts et du spectacle, les taux de rotation sont maximums pour les ouvriers non qualifiés de la manutention, les cuisiniers et les ouvriers qualifiés du gros œuvre du bâtiment. Les auteurs du Centre d’études de l’emploi évoquent l’idée d’une « dualisation structurée mais en trompe l’œil » : la stabilité d’une partie des salariés serait liée au vieillissement de générations installées dans l’emploi et la mobilité se concentrerait sur les emplois les moins qualifiés et certains secteurs très concurrentiels, alors que pour les cadres, les professions intermédiaires, les emplois de la sphère publique ou les grandes entreprises industrielles ou financières celle-ci est beaucoup moins évidente.

Notes:

  1. « Une rotation de la main d’œuvre presque quintuplée en 30 ans : plus qu’un essor des formes particulières d’emploi, un profond changement de leur usage. », Claude Picart, Insee Références Emploi et salaires, Insee, éd. 2014.
  2. Voir "Mobilité et stabilité sur le marché du travail : une dualisation en trompe-l'oeil", Thomas Amossé et Mohamed-Ali Ben Halima, Connaissance de l'emploi, numéro 75, Centre d'études de l'emploi, décembre 2010.