L’abstention a progressé de façon spectaculaire au premier tour des élections municipales de mars 2020, avec une hausse de près de 20 points, pour atteindre le niveau record de 55,36 %. La participation diminue à ce type d’élections depuis le début des années 1980, mais l’épidémie de coronavirus a conduit de nombreux électeurs à rester chez eux. Une partie des électeurs âgés ont préféré ne pas prendre de risques et la campagne a été pour partie occulté par la situation sanitaire. Il est impossible de dire quelle aurait été le niveau de l’abstention dans un régime « normal ».

Les débats sur le taux de participation constituent une phase obligée des plateaux télévisés de débuts de soirée électorale, quand c’est le seul chiffre que l’on peut commenter, avant d’avoir les résultats. On déplore alors le comportement d’une partie de la population qui ne fait pas son devoir (sauf en 2020 bien entendu), sans discuter des causes profondes du phénomène. Et on passe très vite à autre chose dès 20 h. Dans une démocratie, comprendre les mécanismes qui conduisent à voter ou à ne pas voter est pourtant essentiel.

Quand on passe en revue la participation à l’ensemble des différents scrutins au suffrage universel de notre pays depuis le début de la Ve République, on obtient une image plus nuancée que celle qui est le plus souvent proposée. La participation est en baisse très nette aux élections législatives. Avec 51,3 %, l’abstention avait atteint un niveau record au premier tour du scrutin de 2017. Le parti arrivé en tête (La République En Marche) avait recueilli les votes de 13 % des inscrits, les anciens partis de gouvernement (PS et Les Républicains) atteignant 5 % et 7 %. Dans les années 1970, la participation à ce type de scrutin était supérieure à 80 %. L’abstention a ensuite progressé de façon régulière, pour dépasser la moitié des inscrits, niveau habituellement réservé aux élections cantonales ou régionales.

Si le scrutin de 2020 était exceptionnel au vu du contexte sanitaire, l’abstention progresse aux élections locales si l’on observe la tendance sur longue période. Aux municipales, mais aussi aux régionales. Le premier tour du scrutin de décembre 2015 a été marqué par un niveau très élevé, légèrement inférieur à celui de 2010, près d’un électeur sur deux ne s’étant pas déplacé contre 22 % au premier scrutin de 1986. De leur côté, les élections départementales ont toujours connu une forte abstention : le scrutin de 2011 a enregistré un record (55,6 %), mais le score de 2015 (49,9 %) est comparable à celui de 1973 (46,6 %).

En revanche, l’élection présidentielle échappe à la désaffection. En 2002, l’abstention s’était située à un niveau élevé (28,4 %), mais en 2007 elle avait atteint l’un des niveaux les plus faibles de toute la Ve République (16,2 %). En 2017, elle s’est placée à un niveau intermédiaire (21,3 %), dans la moyenne des précédents scrutins, sous son niveau de 1969. Il faut aussi noter que la tendance à la progression de l’abstention enregistrée aux élections européennes depuis 1979 semble enrayée. Certes, elle reste très élevée, autour de 50 % (mai 2019), mais ce niveau est en baisse de sept points par rapport à 2014 et de dix points par rapport à 2009.

 

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Les facteurs en jeu

Plusieurs facteurs expliquent l’abstention. Les Français s’abstiennent peu pour l’élection qui compte en France, la présidentielle, alors que les législatives sont devenues un scrutin de second rang. Désormais, elles suivent l’élection du président de la République tous les cinq ans et forment une chambre d’enregistrement du choix effectué quelques semaines auparavant. Dans sa pratique quotidienne, l’Assemblée ne fait le plus souvent que valider des lois proposées par le gouvernement. L’abstention à ce scrutin signale une évolution des pouvoirs dans la Ve République, c’est un signe de changement de régime, qui s’est encore présidentialisé. En revanche, quand l’enjeu politique est fort, la mobilisation reste massive. Si l’on pouvait retirer des 23 % qui n’ont pas voté au premier tour de la présidentielle de 2017 tous ceux qui en ont été empêchés involontairement (maladie, problème administratif, déménagement, électeurs très âgés, etc.), l’abstention « choisie » serait alors très faible.

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D’autres facteurs interviennent. Du côté de l’offre politique, les programmes des partis traditionnels majoritaires se sont rapprochés depuis les années 1980. Que l’on pense qu’il s’agisse de « réalisme » ou de « renoncement », l’importance de « l’alternance » devient moins évidente, ce qui réduit l’enjeu du vote. Cela a pu faire baisser la participation et favoriser la montée des partis extrêmes, qui ont à leur tour réintroduit une forme d’enjeu politique. Sans enjeu, pourquoi se déplacer ? La montée de l’extrême droite réintroduit une forme enjeu, pousse certains électeurs à revenir aux urnes, pour montrer leur adhésion ou leur opposition.

Les difficultés économiques et sociales pèsent : les années 1980 ont été marquées par une forte hausse du chômage, qui ne diminue que lentement. Une partie de la population, souvent la moins diplômée, a le sentiment que son vote n’aura pas d’effet sur sa situation sociale et que l’offre politique ne prend pas en compte ses besoins. Ne pas participer à l’élection constitue une forme de protestation. Ainsi, 25 % des non-diplômés se sont ainsi abstenus à tous les scrutins de 2017 (présidentielle et législatives) contre 8,2 % des détenteurs d’un diplôme supérieur au bac, selon l’Insee. 87 % des retraités et 69 % des cadres supérieurs ont voté au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, contre 61 % des ouvriers et des employés, selon un sondage Ipsos.

Dernier facteur, le traitement médiatique des campagnes électorales n’engage pas l’électeur à se déplacer. Il consiste de plus en plus à mettre en scène une compétition à travers les conflits internes aux partis, les stratégies d’alliance et la diffusion des enquêtes d’opinion. L’élection est souvent présentée comme une course hippique, rythmée par la frénésie des sondages. La politique devient un « show », ce qui aboutit à une prise de distance.

Le lien à la mobilisation politique n’est en rien rompu en France. Les électeurs continuent de voter aux élections à enjeu. Hormis les municipales dans un contexte très particulier et les législatives, il faut noter que l’abstention a baissé lors des derniers scrutins1. La tendance globale est bien à la hausse sur le moyen terme, mais elle n’a rien d’inéluctable. Pour les législatives, c’est surtout le signe que l’Assemblée nationale perdu une partie de son pouvoir au profit de l’exécutif. Par ailleurs, les enquêtes sur les valeurs montrent depuis longtemps que les citoyens utilisent de plus en plus d’autres formes de mobilisation : pétitions, manifestations, boycotts2.

Notes:

  1. Ou est restée stable pour la présidentielle.
  2. Voir par exemple « Participation électorale, participation critique et démocratie participative », Raul Magnin Berton, in La France à travers ses valeurs, sous la dir. de Pierre Bréchon et Jean-François Tchernia, Armand Colin, 2009.